Free Blog Counter

Le Monde diplomatique - Février 2010


Le nouvel enlèvement des Sabines
Serge Quadruppani


L'ordre règne dans la Péninsule...
Des immigrés sont lynchés en Calabre, des milices citoyennes chassent les petits délinquants, les campements de gens du voyage sont détruits par les bulldozers. Ces flambées sécuritaires dissimulent pourtant un système de corruption qui gangrène le pays....

Lire l'article




Lire la suite

Chronique de Luis Sepúlveda


Copenhague, la grande escroquerie de l'année


Dans les années 80, un drapeau vert avec, au centre, un soleil souriant et sympathique et la légende « Energie nucléaire ? Non merci » symbolisait plus qu’une mobilisation écologiste ou la revendication d’un groupe d’excités amoureux de la nature. Il s’agissait -en particulier dans le cas de pays comme l’Allemagne et la France- d’une proposition politique qui exigeait de l’Etat Providence, cette conquête socio-démocrate aujourd’hui à l’agonie, de planifier et de développer des politiques énergétiques à long terme, sures et, surtout, susceptibles de ne pas léguer aux générations futures des milliers de tonnes de déchets radioactifs extrêmement dangereux dont la destination finale reste un mystère car, aujourd’hui encore, personne ne sait quoi en faire.
Il s’agissait donc d’une réponse politique à un problème politique et moral : nous avons, bien sûr, besoin d’énergie pour faire fonctionner les machines et nous chauffer, mais pas à n’importe quel prix.
De plus, les alternatives énergétiques, éoliennes et solaires, ont maintenant démontré leur efficacité et des pays comme le Danemark produisent plus de la moitié de leur énergie en toute sécurité et sans déchets éminemment dangereux. Le moratoire destiné à fermer, à diminuer progressivement la dépendance énergétique au nucléaire et à cesser de construire des centrales était un premier pas dans la responsabilité politique et devait être suivi d’autres étapes en direction de la recherche et du développement d’alternatives déjà connues. Mais, par manque de volonté politique dans le domaine de la production d’énergie, les états sont restés les otages des grandes multinationales, étrangères à toute considération morale et avec le profit pour seul but. Une fois de plus, le marché, ce dieu imparfait et imprévisible, s’est imposé et a gagné, nous plongeant ainsi dans la pire des crises économiques de l’histoire.
Ce même Dieu du Marché est en grande partie responsable du réchauffement global qui réunit en ce moment les représentants des pays extrêmement pollueurs opposés à ceux qui souffrent des effets de la pollution et que l’augmentation des marées condamne même à disparaître. C’est aussi simple, aussi tragique, aussi urgent que ça mais le sommet de Copenhague démontre, une fois de plus, qu’au moment de défendre la survie de l’espèce humaine, les pays industrialisés aussi raisonnables et empiriquement forts soient-ils, continuent à placer les critères de marché au-dessus de toute considération morale.
Le président du gouvernement espagnol va à Copenhague avec de formidables idées pour la galerie, comme par exemple, fixer un fond de plusieurs millions d’euros destinés à pallier les effets des changements climatiques. Cependant, en Espagne, on parle avec beaucoup d’enthousiasme de la fin du moratoire nucléaire de 1984 mais on ne dit pas qu’en 2010, les déchets radioactifs seront temporairement entreposés dans le dépotoir nucléaire de Vandellos 1 et qu’on ignore encore où stocker ensuite ces résidus terriblement dangereux. Aucune commune ne veut recevoir la patate chaude même si les avantages économiques dont ils bénéficieraient s’ils acceptent de se transformer en dépôt d’ordures nucléaires sont alléchants. Ces déchets finiront dans un quelconque pays pauvre, probablement africain, lequel ne percevra pas les cinquante mille euros par jour que coûte le dépotoir nucléaire de Vandellos 1 et la misère qu’on leur paiera pour un avenir empoisonné sera présentée comme un acte de philanthropie.
Les pays africains se sont temporairement retirés de Copenhague mais ils sont retournés à la table des négociations : confronté à la pauvreté les états en oublient leur dignité et leur souveraineté.
Les initiatives citoyennes de défense de l’avenir naissent de l’observation des faits qui affectent directement l’ensemble de la société, c’est la base humaine du mouvement écologiste et, en matière d’énergie, les leçons apprises de la « crise du pétrole » de 1973, comme on l’appelle, ont conduit au besoin urgent de chercher et de découvrir des sources d’énergie alternatives. A Copenhague, par contre, on discute des moyens de ralentir la catastrophe mais sans changer de modèle énergétique, un modèle imposé par le marché.
A Copenhague tout est bon pourvu de générer de nouveaux profits grâce à la production énergétique. Tchernobyl n’est plus qu’une anecdote désagréable, le réchauffement global est accepté sans rechercher sérieusement ses causes et ses effets et on applaudit comme un succès que la Chine construise un moulin à vent toutes les demies heures sans faire remarquer que la production d’énergie éolienne n’est raccordée à aucun réseau et ne sert qu’à être applaudie par le galerie.
Voilà où nous en sommes ; Copenhague se termine comme la grande escroquerie de l’année, un fou casse la figure à Berlusconi et moi je remercie les éditeurs et les lecteurs de La Montagne de m’avoir permis d’exprimer mes opinions.
Je leur souhaite un joyeux Noël et une année 2010 digne, juste et solidaire.




Lire la suite

Textes inédits issus du catalogue 30 ans


Giancarlo de Cataldo




Je suis le fils d’un professeur de langue et de littérature françaises. Mon père parlait couramment votre belle langue et il a tenté de toutes les manières, de préférence les manières autoritaires, de me l’enseigner. Mais comme il a existé un type appelé OEdipe qui s’y connaissait en matière de rapports entre père et fils (et mère), je me suis toujours entêté dans le refus d’apprendre. Il y a quand même une chose que mon père a réussi à m’imposer : la lecture des grands classiques français. Aujourd’hui encore, mon livre culte est Les Illusions perdues de Balzac, et les lecteurs attentifs se seront aperçus que l’épilogue entier de La Saison des massacres n’est qu’un remake à la sauce romaine de l’épilogue de L’Éducation sentimentale de Flaubert. Et ainsi de suite. Durant le printemps 1992, dans une des périodes les plus tristes et dévastées de ma vie, écrivain sans aucun succès, père blessé dans ses sentiments les plus profonds par une histoire familiale angoissante, homme de trente-six ans qui se sentait au bord de l’abîme, je vins à Paris avec ma femme Tiziana. Nous avions décidé de dépenser dans un voyage de formation et d’autoformation les derniers sous qui nous restaient d’une saison amère. Nous arrivâmes en train gare de Lyon un matin de juillet. Je n’oublierai jamais cette première rencontre avec le ciel de Paris. Le petit hôtel des Arts, rue Saint-André-des-Arts, où dans les années à venir nous ne retrouverions jamais de chambre libre (quelquefois, je retourne dans cette rue pour me convaincre que l’hôtel existe vraiment, que ça n’a pas été juste un rêve), des longues promenades le long de la Seine, le Pont Neuf… Bref, couleur et folklore, pour beaucoup, et peut-être rhétorique. Pour nous, simplement, la vie. La vie dans un sens réel, concret : je crois, ou plutôt, je suis sûr que mon fils Gabriele est, dans une large mesure, enfant de Paris. Et je m’en tiendrai là.
Imaginez-vous alors la stupeur, le plaisir, la sensation presque mythique d’un mandala qui se referme quand, plus de dix ans après, j’ai rencontré pour la première fois AMM. Rue de Savoie, c’est-à-dire à cinq mètres de cet hôtel des Arts d’où ma seconde vie est repartie. Signe du destin ? Les choses avaient beaucoup changé, entre-temps. Romanzo criminale avait fait de moi un auteur connu. Je ne devais plus frapper humblement à la porte des éditeurs, c’étaient eux qui venaient me chercher. Les cadres de la télévision auxquels je proposais mes fictions n’étaient plus en réunion. Je rencontrais des producteurs qui avaient fait semblant de ne pas me connaître la veille et qui maintenant, miraculeusement, rappelaient des épisodes de vie commune jamais réelle ment vécus… Et maintenant, la France ! Durant cette première rencontre avec Anne Marie, alors que j’essayais de balbutier quelques mots dans votre langue, alors qu’il me semblait donner une très mauvaise image de moi (qu’est-ce qu’elle va penser, cette dame sophistiquée, de l’auteur de Romanzo criminale, que c’est un crétin en surpoids qui massacre le français, mais c’est bien lui qui l’a écrit, ce roman, ou bien c’est un nègre ?), il me semblait entendre résonner la voix moqueuse de mon père, le vieux professeur, son accent du sud profond de l’Italie : « Je te l’avais bien dit d’étudier le français, espèce d’âne ! »
Je posai une condition, lors de cette première rencontre : dès que Romanzo serait traduit, il faudrait qu’il y ait une présentation à la Hune, la librairie de Saint-Germain. Provincial le garçon, hein ? Ce ne fut pas une grande idée. Un auteur étranger à peu près inconnu – tout cela se passait avant le film, avant les interviews, avant qu’on fasse connaissance, vous et moi –, cet auteur n’attirait personne. Mais un collègue vint me trouver, un juge français. Formidable, me dis-je, chez vous aussi, il y a des magistrats qui écrivent. Oui, formidable. Mais disons-le à mi-voix, chez nous, surtout par les temps qui courent, « magistrat » risque d’être un gros mot. Le meilleur vint ensuite. Quand, avec Anne Marie, avec Serge Quadruppani, avec la merveilleuse équipe de la maison d’édition, nous sommes devenus amis. Imaginez ma stupeur quand j’ai découvert que la bibliothèque Métailié, les auteurs traduits et aussi les français correspondaient presque à la perfection à ma bibliothèque, aux livres que j’aime, à mes auteurs.
Imaginez le plaisir de prendre des décisions en trente secondes, sans bureaucratie, entre êtres humains (tous les éditeurs ne sont pas des êtres humains, croyez-moi).Imaginez le plaisir d’être accueilli par des journalistes qui lisent les livres et les comprennent, par des critiques qui se fichent des étiquettes, par des lecteurs qui bavardent avec vous durant le rite des dédicaces, imaginez le plaisir de la province française, sa douceur… Imaginez, non, en fait, vous l’avez devant vous, un homme d’âge moyen profondément amoureux de la France… voilà, pardonnez la longueur et l’incapacité de parler comme il conviendrait qu’un auteur le fasse, à propos de son éditeur. Je voulais seulement qu’il soit clair combien Métailié, la France sont pour moi étroitement liées à un point que je ne pourrais peut-être pas l’exprimer comme il faudrait. Le fait est que je n’arrive pas, je n’y arrive pas vraiment, à penser en termes de rapports entre auteur et éditeur, à parler de contrats, à discuter de chiffres, à disserter sur les genres littéraires. Simplement, en ce moment, je pense à autre chose. Simplement, je suis heureux d’avoir connu Anne Marie, d’avoir fait un bout de route ensemble, et d’en avoir encore une très longue devant nous. Du moins, je l’espère !





Lire la suite

Textes inédits issus du catalogue 30 ans

Les vertus du jambon
José Manuel Fajardo



Depuis que les écrivains ne se mettent plus en quatre pour dénicher un roi, un prélat ou un noble qui avalise leurs textes et qui les prenne sous leur protection, autrement dit depuis qu’ils ont une relative indépendance, le rapport entre auteur et éditeur est un élément décisif pour la publication de leurs livres. Les histoires de rencontres et « malencontres » sont légion. Sylvia Beach est associée à la publication de l’Ulysse de Joyce, de même que Carlos Barral l’est à son refus de publier Cent ans de solitude. Deux excellents éditeurs qui montrent à l’évidence que le bon et le mauvais choix sont les deux faces de la pièce de monnaie que tout éditeur jette en l’air quand il va décider de la publication d’une œuvre. On pourrait dire que tout est affaire de hasard. Ou de goût. Mais la chance est toujours précédée d’une décision, ce qui la rend beaucoup moins aléatoire. Et le goût ne dépend pas seulement des autres, il dépend aussi de soi : ce que nous dédaignons à un moment donné peut susciter notre enthousiasme à un autre, et inversement. Mais, dans ces conditions, sur quelles bases établir une relation entre éditeur et auteur ? Pour une fois, je vais laisser de côté ma tendance à généraliser (qui peut être très pénible, je sais, je sais) pour aborder le concret. Je vais vous raconter une histoire personnelle que l’on pourrait qualifier d’exemplaire. À vous de juger.
Au printemps 1995, je remis à mon ami Luis Sepúlveda le manuscrit de mon premier roman, Lettre du bout du monde. Loin de se contenter d’écrire un beau prologue pour le livre, il en envoya aussitôt un exemplaire à son éditrice en France, AMM. « Ça y est, tu as un éditeur en France », m’annonça-t-il dans un grand élan d’enthousiasme, que j’ai partagé pendant les trois mois qui ont précédé la réception de la lettre de « mon éditrice française ». Sauf que ladite lettre m’annonçait la décision de ne pas publier mon roman. Ceux qui sont écrivains et qui lisent ces lignes auront mesuré la profondeur de l’abîme qui s’ouvrit sous les pieds de mon ego. Les autres pourront se faire une idée de l’ampleur de mon échec, car la frustration est une expérience que tous les êtres humains connaissent, hélas, au moins une fois dans leur vie, sinon plus.
La lettre d’AMM était particulièrement cordiale, presque affectueuse, et pourtant nous ne nous connaissions pas. Elle ne s’intéressait pas au roman historique, m’expliquait-elle, mais elle appréciait la qualité de mon écriture et me souhaitait donc bonne chance, etc., etc. Arrivé à ce point de ma lecture, peu m’importaient les formules de politesse et les bonnes manières. Bien entendu, je lui répondis par une lettre courtoise, mais contrite (les écrivains savent tellement bien adopter la posture du martyr incompris quand ils sentent que l’on n’apprécie pas ce qu’ils écrivent !). Et pendant plusieurs semaines je m’appliquai plus à mordre qu’à prononcer le nom de Métailié chaque fois qu’un de mes amis, à qui j’avais annoncé allègrement que j’avais enfin un éditeur en France, me demandait quand j’allais être traduit. Je n’irais pas jusqu’à dire que je la haïssais, non, je suis vaniteux mais pas au point d’oublier la bonne éducation, et la lettre d’Anne Marie avait été pleine d’égards. Pour être plus précis, je la détestais cordialement.
J’étais le jouet de ces sentiments quand, l’été suivant, je me rendis à Gijón pour couvrir en tant que journaliste le festival littéraire Semana Negra. Je m’attendais à y retrouver, comme chaque année, de nombreux amis journalistes et écrivains, parmi lesquels Luis Sepúlveda, qui avait essayé de me remonter le moral après le refus de Métailié, me répétant que son éditrice était excellente, mais qu’elle avait du caractère et qu’il était parfois difficile de la convaincre. Je le remerciai de son réconfort et m’abstins de lui dire ce que je pensais du caractère de son éditrice. Quoi qu’il en soit, je ne m’imaginais pas me retrouver un jour nez à nez avec Mme Métailié en personne, or c’est justement ce qui arriva à Gijón.
Luis me la présenta au moment du déjeuner, à la terrasse de l’hôtel où nous étions tous logés. Je pris mon meilleur air d’homme-bien-élevé-qui-n’a-pas-derancune. À ma grande surprise, je la trouvai très sympathique, et plus encore quand je la vis dévorer un de ces plats féroces qui font la gloire de la cuisine asturienne (je crois que c’était une fabada), copieusement arrosé de vin et d’enthousiasme. Presque aussi copieusement que moi, qui me pique d’être une bonne fourchette.
Au dessert, AMM s’approcha et, me regardant droit dans les yeux avec cette complicité qui n’est donnée qu’à ceux qui appartiennent à la même bande de voleurs ou à la même confrérie de « bons vivants », elle souffla : « Tu ne pourrais pas me dire où on peut trouver de la bonne charcuterie ? Parce que je veux acheter un jambon ibérique. » Je proposai de l’accompagner et je songeai que, si elle avait refusé mon roman, cette femme avait indubitablement bon goût et encore meilleur caractère.
S’il y avait eu une caméra en action dans le coin, je crois qu’elle aurait cadré large : on s’éloignait en bavardant, cap sur la meilleure charcuterie de Gijón, comme si on était Humphrey Bogart et Claude Rains dans la dernière scène de Casablanca. Pas de doute, une belle amitié était née. Et pas question de la laisser gâcher par le refus d’un simple roman.
Depuis, AMM a publié en France tous mes romans suivants, mais cette fois, plus besoin de tirer une morale de cette nouvelle histoire.




Lire la suite

Textes inédits issus du catalogue 30 ans

Liens de famille
Lídia Jorge




À l’autre bout du fil, quelqu’un me demandait d’écrire quelques lignes sur les éditeurs et les écrivains, leurs relations de vie commune ou de dissidence, une courte page, peut-être deux, quelque chose de rapide, de simple, et moi, au lieu d’évaluer ce qui s’était passé entre Gutenberg et Marconi, j’ai abandonné ce vaste monde et j’ai commencé à penser à ce jour où je suis montée dans l’ascenseur du 225 boulevard Saint-Germain, au moment précis où Marie-Ange Masson Mosca m’a priée de m’asseoir en face d’elle et au fil de ses mots se tissait ma future relation avec les Éditions Métailié, une étreinte qui continue encore comme un lien, non comme une contrainte. Mais cette histoire a déjà été racontée, c’est l’histoire d’une relation avec quelque chose d’idéal et d’irréel, tant elle est profonde et forte, je ne vais pas la raconter à nouveau.
Elle doit rester appuyée sur les livres, se nourrir de liqueur du temps et prendre les ailes tissées par l’amitié sans ostentation. Avec fermeté je ne dirai rien sur cette histoire, c’est ce que je pensais pendant que quelqu’un à l’autre bout du fil parlait des mythes qui se répandent aujourd’hui, ceux qui couvrent de glace les relations entre les maisons d’édition et leurs auteurs, par hypothèses aussi glacées qu’elles.
Ainsi, tandis que là-bas quelqu’un parlait de froideur, lames, couteaux, morceaux de verre, renvois, coupes, abandons, modernes légendes tragiques entre éditeurs et écrivains, je pensais à ce jour du printemps 2001, à Francfort, où Ray-Güde Mertin m’a accompagnée dans les bureaux de Suhrkamp pour rencontrer Siegfried Unseld, et sur le chemin nous avons volé dans un jardin public un bouquet de fleurs. Je pensais à cet instant où quelqu’un est venu me murmurer que je ne serais reçue qu’une minute, deux minutes, pas plus, et M. Unseld ne se lèverait pas, il resterait assis, une minute, deux minutes pas plus, et Ray resta pour m’attendre et je suis entrée, et M. Unseld s’est levé, et je ne me suis pas assise malgré son geste, et nous sommes restés l’un en face de l’autre à échanger des salutations, sachant que nous étions en train de nous dire au revoir pour toujours, nous qui avions parlé de Catulle et des femmes, de Goethe et des herbes qui composaient sa nourriture préférée, ou de Thomas Bernhard en vacances au Portugal, et maintenant nous avions des mots urgents à nous dire et nous ne les dirions plus, car tout avait cessé d’être urgent, jusqu’à ce qu’il me dise You will… et j’ai dit I’m not sure I will… cinq minutes étaient passées et il ne s’était pas assis et je ne m’étais pas assise, quelqu’un a frappé à la porte, il a parlé en allemand, et je me suis retournée sans lui tendre la main. Oui, je sais que derrière ma relation avec Siegried Unseld il y avait toute une chaîne de gens, je savais que d’autres m’avaient amenée jusqu’à lui, mais c’est de lui que je suis en train de parler, quelqu’un qui a donné sa vie pour la littérature allemande et pour la littérature du monde. Je n’ai jamais su où j’avais laissé les fleurs, si je les lui avais données, si je les avais perdues dans le couloir. Peu importe. L’important c’est de ne pas donner aux adolescents l’idée que dans ce monde tout est régi par la froideur, les lames, les couteaux, les morceaux de verre, surtout dans un domaine où, en principe, se tisse le contraire.
C’est à cela que je pensais pendant que de l’autre côté quelqu’un me parlait de l’image qui circule parmi les jeunes gens des lycées sur la force de l’argent et des affaires. Ce qu’on raconte sur les éditeurs, ces exploiteurs des gains des autres, ces usurpateurs des talents des autres, ces avares qui seront expulsés par saint Pierre de tout endroit ressemblant au paradis. Romantiques, ces jeunes gens des lycées, fiers de pouvoir revendiquer un ordre protecteur pour les créateurs. Ils ont raison. Malheureusement cela existe, l’histoire en est pleine. Cela touche tout le monde. Mais à l’opposé, je pensais à Dorotea Bromberg ce soir-là à Stockholm, où je l’ai vue marcher sous la neige en tirant un chariot plein de livres. Elle-même, l’éditrice de plusieurs prix Nobel, elle-même, elle a placé les livres sur la table, les a exposés, les a vendus, a rangé ceux qui restaient, a poussé le chariot tout au long de la rue couverte de neige, et moi qui la suivais, pour voir comment elle les mettait dans le coffre de sa voiture, je pensais à sa distinction, à son respect pour les auteurs, à sa complicité, à leur défense, à sa lutte pour des histoires venues de loin. Quelques histoires portugaises que Dorotea pensait que les Suédois devaient connaître. Seulement cela. C’est pourquoi j’aurais aimé filmer cette rencontre avec Dorotea au milieu des livres, pour la montrer aux adolescents, pour qu’ils sachent que tout n’est pas un réfrigérateur où notre cœur est conservé pour ensuite être mangé. Ah ! Si j’avais filmé ! Si j’avais filmé le visage de Menakhem Perry quand il explique pourquoi il choisit certains livres, et de Christopher MacLehose, et d’Adolfo García Ortega, et de Luciana Villas Boas, juste pour dire aux lycéens de rester calmes, tout n’est pas que gestion et pourcentage, il y a des gens qui ne dorment pas à cause d’une bonne histoire, d’un beau livre, d’une bonne phrase, d’une pensée. Il y a des éditeurs qui tombent amoureux d’une pensée, pour laquelle ils peuvent faire le tour du monde, et en cela ils sont les jumeaux des écrivains. Ce sont eux qui placent dans les mains des lecteurs le livre que tu écris à ta table de travail.

Oui, de l’autre côté quelqu’un suggérait une, deux pages sur cette idée que l’édition est devenue une station balnéaire et que l’éditeur est un Mister qui ne recherche que les bons coups. Et parfois on a cette impression, mais si tout était comme ça, si dans ce jeu il n’y avait que les bons coups qui comptaient, il n’aurait pas été possible qu’existe ce moment où, depuis Barcelone, à presque minuit, Nelson de Matos a fait arrêter les machines de l’imprimerie à Lisbonne, parce qu’il a vu que je n’étais pas sûre du titre qui était en cours d’impression. Oui, c’était dans un restaurant de poissons et nous en étions au dessert quand la conversation a porté sur le titre. Je me souviens, si je me souviens bien, de ce moment où je suis sortie dans la rue avec Cecilia Andrade et que grâce à un mot d’elle la décision a été prise. Cecilia est aujourd’hui mon éditrice portugaise, elle est et sera toujours cette personne qui a été capable de prendre la décision pour moi, de remettre en marche les machines qui étaient arrêtées. Nelson de Matos, mon éditeur pendant de longues années, restera pour toujours dans ma vie avec son portable à l’oreille, à m’attendre, en prolongeant cette nuit d’automne à Barcelone. Jusqu’à ce qu’il dise : « Continuez, ici on a eu un doute… » Et donc s’il est vrai que les jeunes gens ne comprennent la vie qu’à travers des métaphores de pop ou de football, il faut leur dire que la chanson n’est pas toujours celle-là, et les bons coups entrent dans d’autres buts, moins rectangulaires, moins instantanés, moins comptables et cependant nécessaires pour que notre humanité continue. Que les éditeurs font inséparablement partie de ce team, de cette équipe. Il est vrai, contrairement à ce qu’on propage et que suggèrent quelques évidences, et que d’autres confirment malheureusement, que l’éditeur est une figure jumelle de l’écrivain, celui qui divulgue les livres qu’il aimerait avoir écrit lui-même. C’est l’unique engagement qui ne peut pas être perdu. La culture repose sur ce choix, ce pari dans lequel se tisse une sorte de grande famille polygame, unie par l’idée d’un art.




Lire la suite

Textes inédits issus du catalogue 30 ans

La passion du partage des livres
José Eduardo Agualusa




J’ai connu AMM au cours de la deuxième édition du festival de littérature de langue portugaise le plus animé du Brésil, la FLIP, à Parati. Le succès du festival s’explique en partie par l’incroyable beauté de l’endroit qui l’accueille, une petite ville coloniale enserrée entre de hautes collines très vertes et une mer de rêve, bourrée d’îles.
Ce festival a été important pour moi. J’ai eu la chance de participer à un débat avec Caetano Veloso et les éloges qu’a fait le chanteur sur l’un de mes romans, La Guerre des anges, ont contribué – largement ! – à l’attention qu’y ont porté la presse et les lecteurs, ainsi qu’au reste de mon travail. Trois de mes romans étaient publiés au Brésil mais c’est avec celui-là, et à ce moment-là, que j’ai commencé à exister en tant qu’écrivain au pays du carnaval.
C’est là aussi que je suis né comme éditeur, car c’est au cours de ce même festival que j’ai connu Connie Lopez, Portugaise établie au Brésil depuis longtemps et qui était à l’époque impresario de Caetano Veloso. Connie, qui avait fondé une maison de production de disques, industrie au bord de la ruine, m’a proposé de créer avec une amie brésilienne une petite maison d’édition entièrement consacrée à la nouvelle littérature des pays lusophones.
À Parati, Anne Marie était accompagnée de Ray-Güde Mertin, mon agent, représentante de quelques-uns des plus grands noms de la littérature de langue portugaise. Ray-Güde avait décidé de publier mon deuxième roman, La Saison des fous, chez Gallimard. Je me souviens m’y être opposé, car je soupçonnais déjà qu’un écrivain jeune et parfaitement inconnu devait être mieux accueilli dans une maison d’édition plus petite. C’est ce qu’a dit Anne Marie lorsque Ray-Güde nous a présentés. Je connaissais les Éditions Métailié.
Quelques années auparavant, j’avais rencontré à Lisbonne Pierre Léglise-Costa, un homme élégant et charmant, qui a participé à la création de la collection exceptionnelle de littérature lusophone de la maison.
Un de mes meilleurs amis, l’écrivain portugais Pedro Rosa-Mendes, y avait publié son premier livre, la Baie des tigres, et m’en avait dit le plus grand bien.
Dans les années suivantes, j’ai publié plusieurs livres avec Anne Marie, et mes plus grandes expectatives ont été confirmées. À une époque de grands changements dans le monde de l’édition – concentration éditoriale, réduction de l’espérance de vie du livre, affirmation de la médiocrité –, des maisons comme celle-ci donnent un rôle important de résistance culturelle, les grands groupes recherchent des écrivains prêts-à-consommer, le fast-food de la littérature. Des maisons comme Métailié s’efforcent au contraire de découvrir et de construire des auteurs, un travail ardu et patient, souvent ingrat, sans lequel il n’y a pas d’avenir pour la littérature. Et elles s’efforcent aussi d’ouvrir des fenêtres sur le monde en faisant connaître aux lecteurs français des écrivains de langues et de pays plus ou moins lointains.




Lire la suite

Textes inédits issus du catalogue 30 ans


Métailié, c'est toi?
Pascal Didier
Représentant de la Diffusion Seuil*



“Si avant de mourir, j’ai envie de poser au moins une fois mes pieds sur le sol de la Patagonie ou de traverser dans un sens ou dans l’autre le désert d’Atacama, c’est la faute à Luis Sepúlveda ou à Hernán Rivera Letelier. Mais si ces deux écrivains m’ont entraîné dans leurs pas, dans leurs pages et dans ces contrées-là, la responsabilité première de mes rêves d’ailleurs incombe à une éditrice dont les yeux verts reflètent si bien la passion et le feu qui troublent le regard de bien des passeurs de textes.
Si le rôle d’une éditrice est d’entraîner le lecteur sur des chemins qu’il n’aurait peut-être pas empruntés et de l’inciter à faire le tour du monde au détour de quelques phrases ou d’une simple virgule, alors AMM peut être fière de son travail et de son entreprise.
30 ans déjà qu’une salamandre noire escalade ainsi les murs de quelques bibliothèques – et la mienne, forcément – ouvertes sur des littératures d’ici, d’ailleurs et de bien plus loin, sur des langues nordiques ou des accents des Sud, sur des histoires et des mots nés au creux des soleils ou au cœur des hivers de tous les mondes possibles du bout du monde.
Mon histoire avec AMM commence à mi-parcours de l’histoire de sa maison d’édition.

J’étais à l’époque un libraire débutant, débarqué presque par hasard dans ce métier et embauché par seule passion des mots et des écrivains, découvrant un monde que je ne connaissais que par ce parcours d’auto­didacte qui me poussait adolescent à fouiller dans toutes les librairies que je croisais pour feuilleter ou acheter les livres publiés par Éric Losfeld, François Maspero ou Christian Bourgois. Sans savoir ce que serait un jour mon itinéraire, mon attachement aux livres était marqué par l’intérêt porté au travail d’un éditeur. J’accordais déjà une importance particulière au nom de l’éditeur et ma condition de libraire allait très vite renforcer cette curiosité pour ceux et celles qui, en engageant parfois leur propre nom, transmettaient le travail d’un écrivain et construisaient finalement – à travers leurs choix littéraires – ce qu’on pourrait presque considérer comme leurs « Œuvres com­plètes » à eux : leur catalogue.
J’étais donc libraire et je prenais plaisir à écouter les représentants me parler des livres qui allaient sortir et s’enthousiasmer parfois pour un texte ou un autre. Je me souviens de ce jour de 1992 et de ce représentant qui m’a dit : « Il faut que tu lises Le Vieux qui lisait des romans d’amour. » Je me souviens du jour où j’ai ouvert une enveloppe matelassée qui arrivait des Éditions Métailié et découvert le livre de Luis Sepúlveda avec sa couverture inoubliable et la mention qui précisait que la traduction était d’un certain… François Maspero. Je me souviens avec émotion de mon premier voyage à El Idilio et de ma première rencontre avec Antonio José Bolivar Proaño. Nous nous sommes souvent revus avec le Vieux. Le livre est toujours là, posé contre une des briques de ma bibliothèque, le papier un peu jauni, quelques pages cornées et des extraits marqués au stylo noir – ces extraits que j’aime relire parfois à voix haute –, et sur la page de garde, à l’encre bleue, la dédi­cace de Luis Sepúlveda.
C’était, avec Le Vieux qui lisait des romans d’amour, ma première véritable incursion dans le catalogue des Éditions Métailié. Ce livre m’avait mis l’eau à la bouche et je me disais qu’une éditrice qui publiait un roman pareil avait forcément d’autres choses à me faire lire. J’ai alors commencé à suivre les pas de la salamandre noire, à me laisser guider par les choix d’AMM et à décou­vrir ainsi d’autres littératures. En devenant libraire, en devenant un lecteur un peu plus exigeant, je me suis aperçu que le premier regard que je posais sur les livres était toujours un peu plus la recherche de ce que j’appellerai la « marque de fabrication ». Sur les couvertures des livres – et plus que jamais aujourd’hui que je suis représentant d’éditeurs –, tout autant que le titre de l’œuvre ou le nom de l’écrivain, je cherche ici la salamandre, là des initiales, un arbre ou une maison, ailleurs une étoile bleue ou un patronyme. Et c’est cette passion pour ceux qui font les livres qui m’a donné très vite envie de passer de l’autre côté et d’être au plus près de ce travail-là. Quand je suis dans un restaurant, j’aime être assis pas très loin des cuisines et sentir l’agitation et l’effervescence créatrice du lieu. Devenir représentant d’éditeurs était le prolongement évident de mon parcours professionnel dans le livre pour être là aussi assis pas très loin des cuisines.
Avoir à défendre le catalogue des Éditions Métailié comme celui de quelques autres éditeurs dont j’appré­cie le travail est quelque chose d’important. Quand j’entre en librairie, quand je viens – comme ce repré­sentant qui m’a parlé un jour du Vieux – parler moi aussi des livres à mes libraires, je suis la voix de l’édi­teur, de mes éditeurs, leur porte-parole, et ces libraires que je côtoie pour certains depuis maintenant pas mal d’années savent que je vis ça comme un engagement. J’aime entendre ainsi ces mots dans la bouche des libraires parfois : « Tel éditeur, c’est toi ? » ou « Métailié, c’est toi ? ». Et sans attendre la réponse qu’ils connaissent, de me dire qu’ils viennent de découvrir ou de lire tel ou tel écrivain ou un livre précis, et qu’ils ont aimé. Et il y a toujours un(e) libraire quelque part pour me reparler du Sourire étrusque, de Luz ou d’Anna Petrovna.
AMM, c’est moi quand j’entre en librairie. Comme je suis aussi un peu de Tristram, de Bourgois, de Minuit, de Zulma, de Phébus et de quelques autres. Et les kilomètres parcourus toute une année, de librairie en librairie, pour colporter ces livres – j’ai près de mon bureau un dessin de Cabu où il m’a caricaturé en « colporteur de livres » et j’aime bien cette dénomina­tion –, sont finalement un extraordinaire périple et il est formidable, ce métier de représentant – représen­tant d’éditeurs, j’y tiens – où on peut dire à chaque début de semaine ou de programme littéraire : « Je pars en tournée » ou « Je pars en voyage ».
A AMM qui m’a demandé d’exprimer ici ce qu’était un éditeur – et précisément ici une éditrice –, j’ai envie de répondre qu’un éditeur, c’est quelqu’un qui nous fait voyager loin, dans des langues ou dans des pays où on n’ira peut-être jamais, et qu’un éditeur, c’est aussi quelqu’un pour qui on prend plaisir à voyager loin, à prendre la route sous la pluie ou dans la neige, à s’éloi­gner des siens quelques soirs, à descendre dans des hôtels et à feuilleter des jeux d’épreuves le soir seul à une table de restaurant. Peut-être qu’un jour, si je m’amusais à additionner tous les kilomètres parcourus pour parler des livres, je m’apercevrais que j’ai fait le tour du monde. Ma route passerait par tous les terri­toires croisés dans les livres que j’ai aimés, qui m’ont marqué et que j’ai partagés avec mes libraires ou avec d’autres passeurs de textes. De Luis Sepúlveda à Evelio Rosero, en passant par Jim Grimsley, Santiago Gamboa, Mario Delgado Aparaín, Elsa Osorio, James Meek, Arnaldur Indridason, Massimo Carlotto, Jean-Baptiste Baronian ou Bernard Giraudeau, il y aurait de sacrés beaux passagers – de cette si petite et si grande mai­son d’édition – dans cette passionnante traversée littéraire et humaine.
Partager ce voyage avec les libraires et les lecteurs, c’est à ça que s’attelle AMM depuis 30 belles années et le travail du représentant est de participer avec ses mots, son regard et ses enthousiasmes à cette aventure-là.
Je n’ai pas lu tous les livres publiés par les Éditions Métailié et n’aurai probablement jamais le temps de le faire. Mais je sais que si demain je devais partir sur une île déserte ou m’envoler pour la Patagonie, il y aurait forcément au fond de mes bagages quelques sala­mandres accrochées sur des livres.”


* Représentant de la diffusion Seuil dans l’est de la France depuis 1995, Pascal Didier collabore à Parking de Nuit sur France Inter et à l’hebdomadaire La Semaine, et intervient régulièrement dans des formations de futurs libraires ou bibliothécaires.




Lire la suite

Textes inédits issus du catalogue 30 ans


Des grands fonds
Christian Thorel
Librairie Ombres Blanches, Toulouse



Sous le ciel des mers, on trouve les vagues, por­teuses­ d’écume, sans cesse mouvantes, incer­taines, immatérielles presque. Sous la masse compacte des eaux, une diversité vivante de coraux, d’algues et de plantes aquatiques s’accroche à la roche. Ces fonds marins nourrissent une infinité d’espèces de poissons, de crustacés et d’animaux marins.
Il semble exister des approches différentes dans les métiers de l’édition, celle de producteur d’écume, celle qui veut faire des vagues, celle qui privilégie la culture des fonds. La première condamne à une existence éphé­mère le produit de ce qui est souvent une com­mande. On trouve ici ce qui encombre tant les tables des libraires, plus encore les présentoirs des boutiques de nos aéroports et de nos gares, qui fait ostensi­ble­ment figure de livres dans les allées des hypermarchés. Proses sans âge ni usage, artifices propres à alimenter un flux dont ne procède nulle sédimentation. Une littérature sans genre propulsée par des machines comme d’un canon à eau. Faire des vagues ou faire des remous est la vocation d’une partie notable de la pro­duction des maisons d’édition, cette partie qu’on espère plus rémunératrice, mais qui ne l’est pas tou­jours, délibérément fondée sur du temps court, six mois, trois mois, moins parfois. Légèreté, promptitude, noncha­lance peuvent y voisiner avec indolence, cynisme, provo­ca­tion. Un tribut donné à l’actualité, qui fait cousiner le livre avec la presse.

On aura compris l’infécondité de ces lettres de surface tout autant que leur absence d’héritage, objets sans histoire ni postérité, artefacts d’un présent en déplace­ment lubrifié sur la ligne du temps. Il faut des aspérités, il faut des énergies, de l’âme et du corps pour n’être pas emporté par le flux, pour attacher au socle sa matière et son identité. En quoi les œuvres concernées dépendent-elles de leurs géniteurs, en quoi de leurs lecteurs, que doivent-elles à leurs éditeurs ?
Les éditeurs de fonds se dotent, pour le compte des livres qu’ils publient et collectionnent (réunissent), de plusieurs vertus. La première ne procède d’aucune objectivité, pas plus que d’un cinquième sens, mais d’intuition et de désir mêlés. Récemment, dans un entretien pour un magazine économique, tel éditeur bien connu affirmait péremptoirement sa règle d’or : « Ne jamais publier les livres qu’on aime. » Sous les masques de la passion, de la ferveur, de l’enthousiasme, de l’austérité ou de la prudence, l’amour semble pour­tant le tropisme fondateur de la production des œuvres éditées. À écouter AMM parler de « ses » livres, aucun doute n’est permis sur ce qui anime sa vie. Une passion partagée pour chacune de ses publications fait ici profession de foi. À l’image de bien des entreprises d’édi­tion auxquelles la fin des années 70 et le début des années 80 nous ont providentiellement confron­tés, celles-là même l’œil rivé sur quelques noms mythiques du livre contemporain, AMM se donnera pour vocation dès la naissance de sa maison de donner un espace à une évidente politique des auteurs. En quel autre nom invocable peut-on construire un catalogue ? Instruire cette politique en agrégeant dans un domaine originel­lement arbitraire (sous son nom d’entreprise) des éléments, natures, sujets, différents, pris chacun dans l’hypothèse de leur singularité, et les réunir dans celle d’une collectivité, identifiée, indexée, imagée, pour que la collectivité supporte, aide, nourrisse chacun de ces objets à se frayer un chemin parmi tant et tant de sollicitations. Un catalogue parmi les plus véritables est fait d’une apparente cohérence, la confiance du libraire et celle du lecteur en procèdent.
La peau du libraire est d’épaisseur diverse, cha­touillée par le représentant et ses argumentaires, elle ne répond pas toujours de la même manière à la solli­cita­tion du diffuseur et à celle de l’éditeur. La détermi­nation du projet éditorial, sa lisibilité au travers de l’édification du catalogue sont les conditions de la plus grande fertilité des relations entre la production et le terrain du commerce. On peut assurer sans mal que le libraire sait dans ses choix convoquer le lecteur et sa sensibilité à s’encourager des engagements de l’éditeur. La politique de bien des maisons les plus productives et les plus connues est devenue sans objet autre que d’inscrire dans le marché, pour une durée moyenne de deux à six mois, une fournée hebdoma-daire de livres, dans l’espoir que quelques-uns sauront trouver un public de circonstance et trouveront quelques mois plus tard une réplique dans une collection de poche à haut débit. La récurrence d’un label sur la table pourrait être une simple affaire de marques ; mais c’est dans les rayons du libraire que résident les attributs de l’éditeur, puisque c’est dans ce logement vertical et sur la tranche que sont mises à l’épreuve la capacité des œuvres d’un auteur à résister à l’usure du temps et celle de son éditeur à l’y accom­pagner. C’est dire qu’avant la reconnaissance par le libraire et son lecteur, par le critique, c’est en amont, dans l’alliance renouvelée de l’auteur et de son premier lecteur, l’éditeur, que se constitue chaque nouvel élément du catalogue. Ici, l’assemblage des singula­rités dont chacune fait l’objet d’une décision n’est le produit que d’une haute idée, d’une conception sans concession de l’édition.



Lire la suite

Textes inédits issus du catalogue 30 ans




Des lecteurs généreux
Bernardo Carvalho



"Il y a presque deux ans, au cours d’une rencontre littéraire à Cartagena, en Colombie, on a demandé à Jorge Heralde, fondateur des Éditions Anagrama, à Barcelone, comment il avait fait pour découvrir des auteurs de son catalogue qui écrivent dans des langues aussi inaccessibles que le hongrois et le finlandais. L’éditeur espagnol n’a pas hésité à révéler qu’il devait beaucoup à la France : il avait eu accès à ces auteurs grâce aux traductions françaises.
Je partage cette dette. Je ne connais, parmi les principaux marchés de la littérature dans le monde aujourd’hui, aucun qui soit comparable à la France sur le plan de l’intérêt pour la littérature étrangère. Ma formation aurait été fortement compromise sans les traductions françaises d’œuvres que je n’aurais jamais connues ou lues dans leurs langues originales et qui ont été essentielles pour la constitution de mon répertoire littéraire et de ma maturation d’écrivain.

C’est pourquoi je ne trouve pas étrange que justement en France, axe de cette triangulation entre des productions littéraires si lointaines et si diverses (et qu’on ne traduit pas d’habitude directement), il y ait une éditrice avec une large connaissance des littératures luso phones qui peut décider de ce qu’elle va publier sur la base de son évaluation personnelle des originaux en portugais et en espagnol. Pour un auteur brésilien comme moi, c’est une chance unique d’être publié en langue étrangère, non seulement par une éditrice qui mérite toute mon admiration et dont je me sens complice, mais qui lit mes livres en portugais et avec qui je peux les discuter sans intermédiaires.
C’est un bonheur pour tout écrivain de se sentir chez lui dans la maison d’édition qui le publie. Dès le début j’ai reconnu aux Éditions Métailié le même type de considération que je reçois depuis presque vingt ans à Companhia das Letras, ma maison d’édition brésilienne. Plusieurs facteurs concourent à ce sentiment: outre la complicité linguistique et culturelle, la confiance mutuelle et la capacité d’Anne Marie à comprendre les projets de ses auteurs à l’intérieur des limites de chacun et à savoir les défendre. Cette capacité est le fruit d’une combinaison originale d’intelligence et de générosité. Le catalogue qu’elle a constitué au long de ces trente années révèle non seulement son hétérodoxie et sa largesse d’esprit mais aussi un extra ordinaire sens pratique et de la survie, grâce auquel elle peut garantir la réalisation de ses convictions personnelles.
J’ai toujours été impressionné par la sensibilité des grands éditeurs pour reconnaître, souvent à contrecourant du consensus du marché, du public et de la critique, les œuvres qui peuvent changer les orientations de la littérature et que, parce qu’elles correspondent à une intuition personnelle et irréductible, ils s’obstinent à défendre comme s’ils luttaient pour leur propre vie. L’exemple incontournable et exceptionnel de Jérôme Lindon, surtout à cause de l’heureuse concomitance entre cette intuition et l’irruption d’une œuvre comme celle de Beckett suffirait à nous faire comprendre que la profession d’éditeur, en dépit de ce qu’on tente d’en faire aujourd’hui en la réduisant à la fonction de simple administration d’entreprise, exige une sensibilité et un talent ainsi qu’un grand sens de l’urgence et de l’actualité, que tout le monde n’a pas.
En tant que lecteur idiosyncratique, j’admire de plus en plus la capacité qu’a un bon éditeur de lire, comprendre et se passionner pour des auteurs souvent incompatibles entre eux. Un bon éditeur doit être, avant tout, un excellent lecteur, ce qui signifie non seulement qu’il doit être un lecteur passionné, mais qu’à l’inverse des lecteurs passionnés et inconséquents comme moi, souvent victimes de leurs préjugés et de leurs dogmatismes, il doit reconnaître chaque projet littéraire à l’intérieur de ses limites, conformément aux particularités de chaque auteur – et non en opposition à ces dernières.
C’est une chance pour un écrivain de pouvoir compter sur un éditeur qui sait lire et critiquer ce qu’il écrit avec une compréhension exacte de ce qu’il se proposait à l’origine, sans tenter de lui imposer un modèle idéal ou extérieur. Je serai toujours reconnaissant à ceux qui ont intégré, avec générosité, mes particularités à leurs projets éditoriaux.
Il ne faut pas oublier qu’un éditeur affronte une réalité concrète qui ne fait en général pas partie des préoccupations des écrivains même si elle est la condition de possibilité de la publication de leurs œuvres. Et la façon dont certains éditeurs indépendants, fidèles à leurs intuitions et de plus en plus rares dans un océan de grandes entreprises commerciales, arrivent à mener leur barque sur leur route originale, en dépit des vagues et de la tempête, n’en est pas moins impressionnante. Métailié est l’une de ces rares maisons d’édition. Je suis d’autant plus heureux de faire partie de son catalogue pour pouvoir fêter ses trente ans.”



Photo réalisée par Daniel Mordzinski.


Lire la suite

Textes inédits issus du catalogue 30 ans



Des éditeurs et autres faunes merveilleuses
Paco Ignacio Taibo II



J’ai eu autrefois en Pologne un éditeur qui avait toujours le nez très rouge et qui buvait de la vodka comme on se jette sur un ballon d’oxygène. Il me signa un contrat pour un roman et les années passèrent sans que le livre sorte, que l’avance soit payée ou que rien ne se passe. On me raconta qu’il était mort d’un infarctus dans une réunion d’auteurs de romans policiers à Berlin. Je pris sentimentalement congé de mon éditeur et considérai le livre comme perdu.
Quelques mois après, à Prague, une femme qui buvait de la vodka comme du Coca-Cola arriva à une rencontre de l’Association internationale des auteurs de polar. Elle avait le nez très rouge et, si j’avais parlé polonais, je l’aurais trouvée très sympathique. Elle s’approcha de moi en parlant russe et, avec l’aide de la traduction de Justo Vasco, elle me dit qu’elle était la veuve qui avait hérité des contrats de son mari et qu’elle pensait publier mon livre. Je lui dis que j’étais ravi, qu’elle m’envoie l’avance et en avant.


Les années ont passé. Que je sache, le livre n’est jamais paru, l’avance n’est jamais arrivée et chaque fois que je vais en Europe de l’Est, j’espère rencontrer un couple de jeunes gens au nez rouge, héritiers de l’héritière et qui veulent publier mon livre.
Quand on me demande pourquoi je n’ai pas de livre publié en Pologne je dois raconter cette histoire. Ce n’est ni la meilleure ni la pire de mes nombreuses histoires d’éditeurs.
J’ai eu un éditeur japonais qui m’envoyait des lettres de quatre pages sans interligne demandant des précisions pour la traduction. À la deuxième lettre je lui ai suggéré de parler avec le concierge de l’ambassade mexicaine à Tokyo, il allait résoudre comme ça 90 % de ses questions sur le texte. Répondre à trois cents questions, c’était pour moi presque recommencer à écrire le livre et j’avais d’autres projets. J’ai essayé de faire passer la blague avec amabilité ; ça a semblé marcher car les lettres se sont arrêtées.
Des mois après, le livre est arrivé, je l’ai mis sur une étagère et je l’ai oublié jusqu’au jour où un sociologue mexicain marié avec une Japonaise est venu chez moi à Mexico, je lui en ai offert un exemplaire. Il l’a feuilleté et m’a dit soudain :
– Dis donc, pourquoi l’éditeur remercie le concierge de l’ambassade mexicaine pour sa collaboration ?
Mais mon histoire préférée, c’est la russe. Un jour un fax est arrivé d’Union soviétique (c’était avant le mail) me prévenant et me demandant d’en informer Donald Westlake, qu’une édition pirate de nos romans était mise en circulation avec un tirage d’un million d’exemplaires. J’ai transmis le message à Donald qui m’a raconté que c’était la deuxième fois que cela lui arrivait.
Quelques mois plus tard à un congrès à Moscou, j’ai demandé à mes amis russes si on pouvait tirer quelque chose de cette affaire.
Arkadi m’a raconté que la maison d’édition était célèbre parce qu’elle changeait de nom tous les ans, ne payait pas ses dettes et renaissait sous un nouveau nom, à la même adresse et avec les mêmes magasins. Vive Sir Francis Drake ! Mais on pouvait quand même faire quelque chose.
C’étaient les premiers temps de la Perestroïka et mes amis publiaient un hebdomadaire à succès qui avait souvent de graves problèmes avec les mafias et ils étaient armés. Nous sommes partis avec deux armoires à glace qui travaillaient au département expédition de la revue. Ma maison d’édition pirate favorite s’appelait maintenant Nouvelle Nouvelle Russie. C’était un hangar immense plein de caisses de livres avec au fond un étage où on montait par un escalier en colimaçon qui grinçait.
Arkadi m’avait fait la leçon :
– Si je t’appelle Taibo, tu fais non avec la tête et tu dis Niet ; si je t’appelle Paco tu fais oui avec la tête et tu dis Da.
Je répétais les consignes dans ma tête pour ne rien faire foirer. Nous nous sommes retrouvés devant un grand bureau où un homme de cinquante ans, le front barré d’un seul sourcil et avec des poils qui lui sortaient des trous de nez, nous regardait d’un œil torve.
Arkadi poussa deux cris, donna un coup de poing sur la table et m’interrogea.
– Paco ?
Da, da, ai-je affirmé en remuant la tête de haut en bas.
Arkadi poussa deux autres cris en direction de mon éditeur russe favori qui répondit par un grognement.
– Taibo ?
Niet, niet, et je secouais la tête.
Alors il sortit une bourse ronde en velours de quinze centimètres et la posa sur la table.
– Paco ?
J’ai répondu :
Da, da.
Arkadi a pris la bourse, me l’a cérémonieusement remise, a serré la main du grogneur et nous sommes sortis triomphants des éditions Nouvelle Nouvelle Russie.
Peu après j’ai découvert que la bourse contenait de l’ambre, et un ambre très beau.
– Il avait des Mushkas, disait Arkadi, et : je regrette c’est ce que j’ai pu lui soutirer de mieux. Il nous offrait six caisses de cognac arménien mais j’ai pensé que ce serait compliqué de l’emmener au Mexique.
Une semaine après j’ai donné la bourse d’ambre à ma mère qui l’a vendue dans sa boutique de vêtements pour enfants et en a tiré cinq mille dollars.
Mais peut-être que la meilleure histoire, c’est celle de mon éditeur-traducteur hindou qui n’était pas hindou mais californien et qui traduisait de l’espagnol mais ne savait pas écrire en espagnol. Mais, celle-là, elle est très compliquée et serait trop longue ici.”


Photo réalisée par Daniel Mordzinski.


Lire la suite