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Chronique de Luis Sepulveda dans La Montagne

Pendant toute l’année 2009
LUIS SEPÚLVEDA tiendra dans le journal LA MONTAGNE
une chronique mensuelle que vous pourrez retrouver ensuite sur ce site.



18/01/09
Grandes inventions perdues
Par Luis Sepúlveda
Traduit par Bertille Hausberg

A quelque 80 km de Santiago du Chili, tout près de la cordillère des Andes se trouve Talagante, un petit village tranquille, immuable et statique comme une belle photo du bon temps, avec des maisons basses à l’indiscutable saveur andalouse et une place centrale sur laquelle se côtoient des enfants et des oiseaux qui ne savent pas encore ce que c’est que la peur.
Talagante jouit d’une certaine réputation pour ses gâteaux et ses tartes faites par des artisans pâtissiers, habiles dans le maniement de la confiture de lait, du miel et des meringues qui se défont avant même qu’on les porte à sa bouche. Talagante a toujours été un lieu de passage, une halte agréable sur la route vers la côte qui ne suscitait qu’un seul commentaire quand on le quittait : sympa ce patelin.
Pendant de nombreuses années cet endroit n’a été visité que de jour ; à la nuit tombée les voyageurs préféraient passer au large car, et bien que personne ne l’ait jamais constaté, tout le monde avait entendu parler des grottes de Talagante, une série de cavernes secrètes, disait-on, dans lesquelles les pacifiques pâtissiers se transformaient en démons, sorcières, gnomes au corps difforme, qui après s’être livrés aux jeux sexuels les plus splendides, recevaient du diable, Satan, de nouvelles recettes qui faisaient grandir le prestige mérité des tartes et gâteaux du village. Le démon leur apprenait à séduire les palais, à recruter des pécheurs, grâce à la douceur et à l’impeccable facture des millefeuilles.
Avec le temps le vieux chemin sinueux, semé de tournants dangereux, qui menait de Santiago à la côte, a été remplacé par une autoroute moderne, et Talagante a cessé d’être cette halte aimable sur le chemin, les revenus de ses habitants ont considérablement baissé et il a été lentement envahi par des hippies, des déçus de la vie urbaine, des astrologues à l’efficacité douteuse ou des révolutionnaires à la retraite. Des gens pacifiques qui ont découvert un endroit ensoleillé pour réchauffer leurs vieux os et du bon miel pour donner aux dernières années une touche nécessaire d’ambroisie.
Il y a quelques jours j’ai quitté l’autoroute de la côte et je suis allé à Talagante à la recherche d’un individu dont m’avaient parlé des amis. Un type qui avait quitté Santiago après une longue série d’essais manqués pour breveter des inventions, qui selon lui, pouvaient changer le destin de l’humanité, ou du moins faire du Chili un pays vraiment ingénieux et heureux.
Il n’a pas été difficile à trouver. Il prenait le soleil sur un banc de la place et il a répondu à la question « c’est vous l’inventeur ? » en me montrant un gros cahier de comptabilité, dans lequel il écrivait ses idées, ses formules chimiques, dessinait ses plans, et faisait ses calculs sur la physique compliquée des choses.
Avec la sagesse d’un pédagogue il m’a expliqué les détails d’un moteur qui marchait sans autre combustible que l’eau, selon lui, une possibilité de transport écologique prouvée, assez efficace, à l’exception d’un petit détail à la résolution duquel il travaillait : si on installait ce moteur sur un bus d’une capacité de cent personnes, le réservoir de combustible, à savoir l’eau, occuperait les trois quarts du véhicule, mais, m’a-t-il expliqué, il était sûr d’inventer très vite une machine à glace qui lui permettrait de réduire le réservoir d’eau.
J’ai toujours été enthousiasmé par les inventions, j’aime l’ingéniosité humaine, je lui ai donc demandé de me montrer d’autres trouvailles. Il a soupiré, feuilleté le cahier et m’a montré celle dont il était le plus fier.
Comme on le sait, commença-t-il, l’une des inventions les moins estimées mais l’une des plus indispensables est la couche jetable, que ce soit pour bébés ou pour adultes. Cette couche facilite la vie des mères et j’ai dessiné un modèle entièrement fabriqué en papier. C’est une couche recyclée et qui recycle d’un point de vue aristotélicien ; toutes les idées exposées dans les journaux ou les livres se transforment en une pâte. J’en fais de fines lamelles que je rassemble – il en faut dix pour une couche résistante – et je place au centre une graine d’arbre ou de plante d’ornement. Ainsi la couche remplit ses fonctions, le bébé qui la porte fait ses besoins, à peu près trois fois par jour, au lieu de la jeter la mère, le père ou la nourrice, suivant les instructions simples imprimées sur chacune d’elle, la place dans une jardinière et quelques jours après, la graine germe et on a un arbre en puissance, un rosier ou un sapin de Noël. Plus tard on le plante, et si on considère que chaque être humain porte des couches pendant quelque trois ans de sa vie avec une moyenne de trois besoins par jours, on voit que chaque individu crée sa propre forêt ou sa plantation de belles fleurs odorantes.
Cette invention, poursuivit-il, répond à plusieurs exigences ; d’abord elle revendique l’action scatologique, cependant le plus important c’est qu’en plus d’assurer effectivement l’existence d’une masse végétale pour oxygéner la planète, elle génère une abondante quantité de bois pour le papier ; ainsi le roman, la poésie, la philosophie et l’essai contractent une dette envers la fonction la plus primaire de l’être vivant, et donc s’humanisent.
Je l’ai écouté dans un silence attentif, j’ai regardé ses dessins, ses calculs. Je l’ai laissé au soleil sur la place de Talagante, un endroit de passage où je compte revenir pour en savoir davantage sur ses inventions incomprises.

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Le roman noir c'est de la littérature

Nos auteurs de romans noirs sont dispersés à travers le monde, leurs intrigues sont différentes, leurs ambiances sont différentes, leurs personnages sont différents. Leur cohabitation dans notre catalogue relève-t-elle du hasard ? Non. Certains libraires et certains journalistes, certains auteurs aussi, nous ont fait remarquer qu’il existe une cohérence entre les titres de notre catalogue Noir, qu’il y a un esprit « maison ».
Qu’ont donc en commun les auteurs de notre maison ? En dialoguant avec les textes d’un autre de nos auteurs Wu Ming 1, Serge Quadruppani, auteur et directeur de la Bibliothèque Italienne a écrit une belle analyse de ce catalogue Noir des Editions Métailié dont nous avons extrait ces quelques idées fortes.
Trente ans qu’elle fait tourner la baraque, notre éditrice, et nous, ses collaborateurs de toujours, nous le savons maintenant : ce qui tient debout le fragile édifice d’une maison d’édition indépendante, ce ne peuvent être seulement des qualités de gestionnaire (même s’il en faut beaucoup), et encore moins le flair pour des « coups » (de ces derniers, on peut se passer) mais avant tout une chose aussi peu concrète et comptabilisable qu’un esprit.

Cet esprit, on le perçoit notamment à travers les romans noirs. La chose ne paraît pas évidente au premier abord : quoi de commun entre l’épaisseur historique, la complexité linguistique, le raffinement de la construction de L’Opéra de Vigàta (Camilleri) et les histoires drolatiques du Vieux Switch (Delfino) ? Entre les banlieues post-staliniennes de Delteil et la « mer détraquée » de Braucci ? Entre le Blues de Sandrone (Dazieri) et celui d’Erlendur, le héros d’Arnaldur Indridason ? Entre les mondes du Romain De Cataldo et des Belges Mayence ou Baronian ? Entre l’impeccable Grimaldi et l’échevelé Capellani ? Entre le collectif bolognais Wu Ming et le Cubain Padura ? Entre le chat du Chilien Diaz-Eterovic (Les Sept Fils de Simenon) et du soussigné (Au fond de l’œil du chat) ?
Chaque auteur est une île, avec son histoire singulière et une très particulière faune imaginaire, mais ces îles forment un archipel dont le dessin laisse percevoir un dessein. Car nos écrivains du rayon noir partagent “des morceaux de cartes mentales et un désir féroce qui les ramène à chaque fois aux archives ou dans la rue, ou là où les archives et la rue coïncident” (Wu Ming 1, New Italian Epic).
La tendresse du roman noir contre la cruauté du monde
Les lecteurs d’Hannelore Cayre savent bien que le cynisme effréné de son personnage cache mal une tendresse profonde pour les loosers qui font tout pour ne pas perdre et qui perdent pourtant, pour la racaille qui se bat et se débat au pied de l’échelle sociale. Rien de moins politique, apparemment, que son point de vue : avec dans la voix le sarcasme qui est sa petite musique à elle, l’auteur note simplement que les dealers sont les plus pures incarnations de la pensée néolibérale. Et pourtant la tendresse qui affleure sous la raillerie constitue une prise de position par laquelle son œuvre entre en résonance avec les autres romans noirs de la maison Métailié, qu’il s’agisse des livres de Taibo II (Mexique), Diaz Eterovic, Sepúlveda (Chili), Macchiavelli ou Camilleri (Italie).
Le roman noir, c’est de la littérature
Le roman noir chez nous n’est pas une détective story, une murder party, un whodunit. Le roman noir publié chez Métailié considère que la littérature n’est pas, en tout cas pas seulement, un jeu. Et comme l’implique la phrase précédente, le roman noir se considère comme de la littérature. Ne se refusant pas le travail sur la forme, c’est une littérature qui se coule néanmoins dans les canons d’un genre, pour les respecter (Grimaldi en Italie, Indridason en Islande, Padura à Cuba) ou pour les subvertir (Mañas ou Montero Glez en Espagne et beaucoup d’autres), mais qui garde ce que nous considérons comme l’une des plus hautes ambitions littéraires : raconter des histoires. Et les histoires qui valent la peine d’être racontées sont forcément complexes, très loin des thrillers marqués par les grossières simplifications télévisuelles : par exemple, l’auteur s’attache à montrer les raisons de chaque personnage au point que, quel que soit le crime, on n’est pas sûr, à la fin, qu’il y ait vraiment un méchant, et comme dit dans les dernières pages des Brumes du passé (Padura) un des personnages : “Les histoires sans méchants, c’est plus compliqué.”
Le roman noir de la mémoire
“Au cours de son existence, Mario Conde s’était entraîné à vivre avec les idéalisations et les diabolisations du passé, avec les réécritures opportunistes, les affabulations et les silences impénétrables […], il avait appris que, même contre son gré, chaque personne, chaque génération, chaque pays, tout le monde doit traîner, comme les fers d’une condamnation, ce passé qui est évidemment le sien…” Leonardo Padura. La réécriture opportuniste du passé italien, qu’il s’agisse des années fascistes ou des années dites “de plomb”, est au cœur des œuvres de Carlotto comme de Macchiavelli et de De Cataldo. Les personnages de Luis Sepúlveda n’oublieront jamais la dictature (Un nom de torero, Hot line) non plus que ceux de Sampayo ou de Giardinelli en Argentine. Cette réécriture peut être aussi individuelle (Grazia Verasani, Quo vadis, baby ?);pleine d’ironie, (Pierre Christin, Petits crimes contre les humanités), elle porte toujours en elle le reniement des espérances collectives ou la négation des crimes de masse. La littérature noire porte le fer dans la plaie de l’oubli.
Retour sur la littérature de genre, retour vers le futur
L'attrait dominant de la littérature de genre repose sur le contrat qui la lie au lecteur : en achetant tel produit, je sais déjà quelles caractéristiques il y aura dans l'emballage. Je sais aussi que son producteur n'a pas mis au centre de ses préocupations le besoin de parler de lui-même, mais celui de répondre à mon attente. Mon bonheur ira bien au-delà de celui du consommateur satisfait si le producteur a su utiliser mon attente pour la déborder et la subvertir et la porter vers d'autres horizons. Ce qui, pour les défenseurs du ghetto de la littérature de genre, revient à sombrer dans le péché d’“intellectualisme” : hélas, certains confondent un peu trop l’intellectualisme avec l’intelligence.
La littérature (la création en général) se transforme le plus souvent sous l’action de ses marges : la littérature expérimentale et la littérature populaire, l'une étant censée se trouver au-dessus, l'autre au-dessous de la production littéraire courante. Dans ses moments les plus heureux, l'histoire culturelle a vu ces deux bouts se rejoindre et sortir de toute échelle hiérarchique (par exemple la rencontre du surréalisme et des littératures populaires). Résister à la colonisation des imaginaires implique plus que jamais de mettre les marges au centre, en se ressaisissant des projets qui leur sont communs : raconter la part “noire” de l'homme, aller au plus près de ses peurs collectives et de ses fantasmes singuliers, en se gardant de tout moralisme comme de tout cynisme. “Au fond, tous les livres que j’ai mentionnés tentent de dire que nous – nous autres, nous l’Occident – ne pouvons pas continuer de vivre comme nous en avions l’habitude, en cachant les ordures (matérielles et spirituelles) sous le tapis jusqu’à ce que le tapis s’élève à perte de vue.” Wu Ming 1

Serge Quadruppani

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